Un rapide coup d’œil à ma montre fit bondir mon cœur. 12h13. Déjà 13 minutes de retard. Cette satanée habitude ne me lâchait jamais. J’accélérai comme je pouvais, conscient que ma fougue de jeunesse m’avait déserté depuis bien longtemps. L’âge n’était peut-être qu’un chiffre, mais il finit par peser. Pourtant, cela ne changerait rien. Mon équipe s’en accommoderait, comme toujours. Après tout, c’était moi, le boss.
Je traversai rapidement l’allée bordée d’arbres soigneusement taillés. Le soleil, haut dans le ciel, faisait briller les vitres du grand bâtiment blanc et miroitant où nous avions bâti notre empire. En franchissant les portes automatiques, une bouffée d’air conditionné me rappela que ce lieu était devenu bien plus qu’une entreprise.
Les murs de l’accueil, comme toujours, étaient tapissés de photos spectaculaires : des montagnes enneigées, des rivières cristallines. Des images qui semblaient presque irréelles, des fragments d’un monde que nous avions juré de préserver. Je ralentis un instant, presque malgré moi. Ces paysages, témoins silencieux de nos batailles, m’avaient toujours donné la force d’avancer. Mais aujourd’hui, ils me rappelaient surtout ce que nous étions en train de perdre.
Quelques pas plus tard, je poussai la porte de la salle de réunion. Immédiatement, l’atmosphère changea. Mes collaborateurs étaient déjà là, alignés autour de la longue table en bois recyclé. Leur murmure se tut à mon entrée. Face au tableau blanc couvert de graphiques et de chiffres alarmants, je restai figé.
Un silence lourd s’installa, presque oppressant. Je n’avais même pas besoin de lire les chiffres pour savoir ce qu’ils signifiaient. L’urgence se lisait sur chaque visage.
Je finis par briser le silence, ma voix rauque trahissant la gravité du moment :
— Nous avons tout essayé. Des millions versés aux ONG, des forêts plantées, des campagnes de sensibilisation sans fin… Mais la vérité, c’est que ce n’est pas suffisant.
Ryan Gellert, mon fidèle bras droit, se redressa dans son siège, prêt à réagir. C’était son habitude, sa manière de me défier respectueusement. Mais je levai une main pour l’arrêter. Pas cette fois.
— Nous allons tout changer, repris-je, le regard fixé sur le tableau. Nous allons cesser tous nos dons aux ONG. Chaque dollar de nos profits sera désormais consacré au financement de technologies capables de changer le destin de la planète.
La salle était figée, comme si le poids de mes mots avait aspiré tout l’air.
— Nous allons investir dans ITER.
L’annonce fit l’effet d’un coup de tonnerre. Les regards se croisèrent, des soupirs choqués s’échappèrent. J’avais réfléchi à cette décision pendant des mois, mais la vérité m’avait frappé depuis des années. Les dernières conclusions du COP 34, aussi stériles que celles des précédents, avaient fini de me convaincre.
Nous étions à court de temps.
Et pour sauver ce qui pouvait encore l’être, il fallait oser abandonner le passé.
La genèse d’un pari radical
Je m’en souviens comme si c’était hier. Cette salle de réunion baignait dans une lumière froide, presque cruelle. Les visages autour de la table étaient tendus, marqués par l’usure d’une décennie à lutter contre des moulins à vent. Ces jeunes idéalistes que j’avais recrutés, animés par un feu sacré, commençaient à douter. Et moi, vieux montagnard aux genoux usés, je savais que l’heure était venue de prendre un risque monumental.
— Nous allons tout miser sur ITER, avais-je dit ce jour-là, d’une voix rauque.
Le silence qui suivit fut plus lourd que n’importe quel sommet que j’avais gravi dans ma jeunesse. Les regards incrédules se posèrent sur moi, comme si j’avais annoncé que nous allions fabriquer des armes au lieu de vestes en polaire recyclée.
— La fusion nucléaire ? murmura enfin Ryan, comme s’il cherchait à vérifier qu’il avait bien compris. Mais c’est une folie, Yvon. Ça ne marchera peut-être jamais.
Je plantai mes yeux dans les siens. Ce n’était pas une folie, c’était une certitude. Oh, je savais que les chances de succès étaient minces, que les retards, les dépassements de budget et les sceptiques seraient nos compagnons de route. Mais à ce moment précis, il m’apparut clair que nous étions au bout de ce que le recyclage, les dons et les campagnes de sensibilisation pouvaient accomplir.
— Folie ou pas, Ryan, c’est notre seule chance. La planète n’a plus le luxe d’attendre que nous soyons raisonnables.
Les jours qui suivirent furent un enfer. Patagonia, cette marque que j’avais bâtie à la sueur de mon front et à coups de convictions, devint la cible de toutes les colères.
« Patagonia trahit ses valeurs ! » criaient les manchettes. Les réseaux sociaux débordaient de vidéos de jeunes brûlant leurs vestes, clamant que nous avions vendu notre âme. Certains clients me comparaient même à ces magnats du pétrole que j’avais passé ma vie à combattre.
Ces attaques auraient pu me briser. Mais à mon âge, les coups glissent sur vous comme le vent sur la roche. Ce qui me tenait éveillé la nuit, ce n’était pas la rage des militants ou l’abandon de certains amis de longue date. C’était la peur sourde d’avoir peut-être raison trop tard.
La métamorphose
Nous avons changé Patagonia de fond en comble. Je me rappelle encore du jour où nous avons vidé nos boutiques des stocks habituels. À la place des vêtements, nous avons installé des expositions interactives sur ITER. Les clients, d’abord perplexes, y découvraient des modèles réduits de tokamaks et des vidéos pédagogiques expliquant la fusion nucléaire.
Les murs étaient ornés d’un nouveau slogan : « Beyond Green — Vers un avenir éclairé. »
Une fois, un gamin, pas plus haut que trois pommes, s’est planté devant moi en pointant du doigt une maquette.
— C’est quoi, ça ? m’a-t-il demandé, avec la curiosité insatiable de son âge.
Je me suis accroupi à ses côtés, mes genoux protestant avec vigueur.
— C’est une étoile qu’on va mettre dans une machine. Elle nous donnera toute l’énergie dont on aura besoin, sans polluer.
Ses yeux se sont écarquillés. Il a regardé la maquette comme si c’était une pierre précieuse.
— Ça marche déjà ?
J’ai eu un sourire triste.
— Pas encore. Mais un jour, peut-être grâce à toi.
Une fin de vie différente
Aujourd’hui, alors que je termine ces lignes dans une petite cabane que j’ai construite de mes mains, je repense souvent à ce pari fou. Les montagnes autour de moi sont toujours là, silencieuses, éternelles. Mais je sais qu’elles souffrent, que leur cœur de glace fond un peu plus chaque année.
En 2035, ITER a finalement réussi sa première réaction de fusion nucléaire contrôlée. Ce fut un moment d’euphorie. J’étais là, assis parmi les scientifiques, quand la machine s’est allumée. Une lumière intense, presque divine, a empli la pièce. Et dans ce moment, j’ai su que nous avions eu raison.
Certains continueront à dire que nous avons trahi nos valeurs. Peut-être ont-ils raison. Mais si je dois être jugé, que ce soit par les générations futures, celles qui auront encore des montagnes à escalader et des rivières où pêcher.
Je suis vieux maintenant, et mon corps fatigué ne peut plus suivre l’appel des cimes. Mais mon esprit reste en paix. Parce que j’ai fait ce que je croyais juste, même si cela voulait dire abandonner ce que j’avais tenu pour sacré.
Et ça, c’est tout ce qui compte.