Au Japon, l’esthétique des fruits et légumes joue un rôle essentiel dans la culture de consommation, particulièrement lors des événements spéciaux comme les fêtes et les célébrations. Les Japonais ont une véritable passion pour la présentation des aliments. Dans un pays où les produits agricoles sont souvent offerts en cadeau, la qualité visuelle des fruits devient une norme imposée par la société. La forme parfaite, la couleur éclatante et la taille idéale sont des critères essentiels. Les fruits, tels que les melons, les pêches et les mandarines, sont soigneusement sélectionnés pour garantir une présentation impeccable. Les consommateurs ne recherchent pas seulement des produits qui sont bons pour la santé ou l’environnement, mais aussi ceux qui satisfont une certaine idée de « Prime beauté ».
Les prix des fruits peuvent être élevés, notamment pour des variétés qui ont été cultivées avec soin pour répondre à ces critères esthétiques. Par exemple, un melon de haute qualité, parfaitement rond et sucré, peut se vendre à des prix exorbitants dans les marchés japonais. Ces fruits ne sont pas seulement des produits alimentaires, mais des objets de luxe et de prestige. L’esthétique devient ainsi un facteur déterminant dans l’achat, ce qui influe sur la manière dont les produits sont perçus par les consommateurs.

Le prime beauté : quand l’esthétique prend le pas sur le durable.
Cependant, un paradoxe intéressant émerge lorsque l’on examine la situation des fruits biologiques au Japon. Les produits agricoles biologiques, qui sont cultivés sans pesticides ni engrais chimiques, présentent des avantages notables pour l’environnement et la santé des consommateurs. Cependant, ces produits peinent à séduire une large clientèle, principalement en raison de leur apparence moins uniforme et moins attrayante que celle des produits cultivés de manière conventionnelle.
Une étude récente menée par Takumi Kato, professeur à la Faculté de commerce de l’Université Meiji, en collaboration avec Nippon Electric Co., Ltd., met en lumière un problème crucial pour le marketing des produits biologiques : l’impact de la « conscience esthétique excessive » des consommateurs. Dans cette étude publiée dans le Journal of Consumer Marketing, les chercheurs ont démontré que la valorisation des fruits et légumes pour leur aspect visuel — souvent perfectionniste — limite les ventes de produits biologiques. En effet, la préférence pour des produits visuellement parfaits, même si cela nécessite l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques, nuit à l’adoption des fruits biologiques, pourtant meilleurs pour la santé et l’environnement.
L’étude met en lumière ce que les chercheurs appellent la « prime beauté », un biais psychologique qui conduit les consommateurs à juger un produit principalement sur son apparence. Selon les résultats de l’enquête, les consommateurs ont tendance à associer une belle apparence à un meilleur goût et à une meilleure qualité nutritionnelle. En revanche, les produits jugés moins esthétiques, souvent des fruits biologiques aux formes irrégulières ou aux couleurs moins vives, sont perçus comme moins savoureux et moins nutritifs. Cela crée un cercle vicieux où l’apparence prime sur les bienfaits réels du produit, notamment en matière de santé ou de respect de l’environnement.
Les chercheurs ont aussi observé qu’il existe une « pénalité de laideur » qui affecte la façon dont les consommateurs perçoivent les produits agricoles moins esthétiques. Les fruits et légumes biologiques, souvent moins lisses, moins uniformes et moins brillants, souffrent de cette stigmatisation esthétique, ce qui empêche leur adoption en masse.

Changer la perception des consommateurs pour sauver l’environnement.
Pour répondre à cette problématique, Takumi Kato et son équipe ont suggéré une nouvelle approche de communication marketing. Plutôt que de se concentrer sur les arguments environnementaux et sanitaires traditionnels, qui, bien que valables, ne semblent pas être suffisamment convaincants pour les consommateurs japonais, les chercheurs recommandent de mettre en avant les effets néfastes de cette conscience esthétique excessive. En d’autres termes, il est crucial de faire comprendre aux consommateurs que leur insistance sur des produits « parfaits » provoque non seulement des pertes alimentaires importantes, mais aussi une augmentation des coûts. De plus, cette obsession de l’apparence pousse parfois les producteurs à abandonner les pratiques agricoles biologiques au profit de méthodes conventionnelles moins respectueuses de l’environnement.
En réorientant le discours marketing vers la dénonciation des inconvénients d’une esthétique excessive, les chercheurs estiment qu’il est possible de changer la perception des consommateurs. En exposant la réalité de la production alimentaire — et en montrant que les fruits biologiques ont une valeur intrinsèque bien au-delà de leur apparence — il devient possible d’influencer positivement l’intention d’achat des consommateurs.
Au-delà de l’aspect esthétique, cette étude soulève un autre enjeu fondamental : celui de la consommation éthique. Aujourd’hui, de plus en plus de consommateurs sont conscients des enjeux environnementaux et sociaux liés à leurs choix de consommation. Cependant, comme l’indiquent les chercheurs, le biais de désirabilité sociale (l’effet qui pousse les gens à adopter des comportements conformes aux attentes sociales) empêche souvent la mise en pratique des principes éthiques dans les comportements d’achat. En d’autres termes, bien que les consommateurs affirment vouloir acheter des produits respectueux de l’environnement, ils privilégient souvent des produits qui ne sont ni durables ni responsables, mais qui correspondent à leurs attentes esthétiques.
L’étude de Takumi Kato et ses collègues suggère donc que l’un des leviers pour encourager la consommation de produits biologiques, plus respectueux de l’environnement et de la santé, est de redéfinir les critères d’achat. L’apparence des produits ne doit plus être le seul facteur de choix : les consommateurs doivent prendre en compte les conséquences réelles de leurs choix, notamment en matière de gaspillage alimentaire et d’impact écologique.

L’étude met en lumière l’importance de repenser le marketing des produits agricoles biologiques au Japon. En mettant l’accent sur les effets négatifs de l’obsession esthétique, plutôt que de se concentrer uniquement sur des arguments environnementaux et sanitaires, les entreprises pourraient sensibiliser les consommateurs à des choix alimentaires plus durables. Cela nécessiterait une adaptation des pratiques de marketing, une prise de conscience de l’impact réel des habitudes de consommation et, surtout, un engagement à promouvoir des valeurs plus éthiques et plus responsables.
Le Japon, comme de nombreux autres pays, se trouve à un carrefour où la culture de consommation doit évoluer pour répondre aux défis environnementaux et de santé. Le changement ne pourra se faire qu’en réévaluant nos priorités et en réorientant notre manière d’aborder les produits alimentaires, notamment en valorisant la diversité et les bienfaits des produits biologiques, au-delà de leur apparence parfaite.